Mühlhausen - Weimar (1707-1713)

J’allai donc à Mülhausen : je devais y être le jour de Pâques qui en cette année 1707 tombait fin avril. Je décidai de passer par Erfurt. Je voulais entre autres y rencontrer mon cousin Walther qui était aussi candidat pour le poste d’organiste à l’église Saint Blaise. Il me dit :
– Si tu veux aller à Mülhausen, vas-y car j’ai en vue l’orgue de l’Église de Pierre et Paul à Weimar, ce que finalement je préfère. Tu sais que tu as fait forte impression lors de ton séjour à Weimar et je peux même te dire que tu y seras toujours bien accueilli.

À Erfurt, je passai voir aussi ma chère grande sœur. Je voulais qu’elle soit la première à apprendre officiellement que j’allais me marier à l’automne avec Maria Barbara : elle en éprouva une telle joie que les larmes m’en vinrent aux yeux.
Je profitai aussi de mon passage à Erfurt pour rendre visite à mon oncle Tobie, frère de ma mère. Mon oncle était très malade. Il habitait une belle maison. Sa femme, Marie Catherine, née Brückner, m’ouvrit la porte et je pus lire sur son visage l’expression douloureuse d’une femme qui n’aimera toujours qu’un seul être et le sent en danger. Leur intérieur respirait une opulence un peu triste dont je savais que je ne la connaîtrais jamais : mon oncle était fourreur et n’avait pas d’enfants. Il me reçut et me parla de ma mère. Comme souvent les gens âgés qui sentent la mort approcher, il me parla de son enfance :
– J’aimais tellement ma petite sœur (ta mère) que je voulais me marier avec elle !

Il me parlait en me regardant avec insistance comme s’il voulait que je sois le dépositaire de ses souvenirs. Il employait les mêmes mots que ma mère pour évoquer la mort et les relations avec Dieu, sans intermédiaire. Il émanait de lui une sérénité inquiète. C’était un Lämmerhirt et je me sentais très proche de lui. Ses yeux étaient ceux de ma mère. Sa femme, en me raccompagnant, me raconta l’évolution de la maladie et me fit part de ses craintes. Je lui promis de revenir lui rendre visite.

En arrivant à Mülhausen, je courus voir Wender. C’était lui qui avait construit « mon » orgue à Arnstadt et il était devenu un ami. Il travaillait alors sur des orgues de la région. Il me dit qu’il userait de toute son influence pour que j’obtienne le poste à l’église Saint Blaise, poste qui lui paraissait plus intéressant que celui d’Arnstadt. Dans mon enthousiasme, je pris cette remarque, à la réflexion plutôt prudente, comme un encouragement très vif.
Je fus accueilli avec chaleur par les autorités de Mülhausen. On me laissa entendre que j’aurais toutes facilités pour exercer mon métier. On m’annonça également qu’on me demanderait de composer des musiques pour certaines occasions. J’étais transporté de joie.
– Et les chanteurs, demandai-je, comment sont-ils, puis-je les voir, leur parler, et les instrumentistes, sont-ils bons et disponibles ?
– Monsieur Pach…
– Mon nom est Bach
– Bon, Monsieur Bach, vous avez la réputation d’être un homme fougueux et… nous pouvons effectivement le constater. Pour le moment, nous n’en sommes qu’à envisager votre candidature, rappelez-vous en.
– Messieurs, « je reconnaîtrai toujours avec une respectueuse et vive gratitude les bontés de votre magnificence » et vous demande humblement de bien vouloir excuser ma témérité. Je suis et reste le très humble et très obéissant serviteur de vos…
– Ne soyez pas excessif, monsieur… Pach, ne passez pas d’un extrême à l’autre, de l’excès de franchise à l’excès de politesses.
– Puis-je demander respectueusement aux membres du conseil quel salaire ils ont prévu de m’accorder ?
– Cela dépendra de votre audition de demain mais nous pouvons déjà vous dire les avantages en nature qu’avait Monsieur Ahle : du grain 54 boisseaux, du bois 2 cordes dont l’une de hêtre et l’autre de chêne ou de peuplier, des fagots 6 fois soixante délivrés devant votre porte et non pas dans un champs.

Le lendemain était jour de Pâques, 24 avril 1707. Je jouai devant la commission. Wender avait transformé l’orgue de l’Église de Blaise avant de venir restaurer celui d’Arnstadt. Les deux instruments se ressemblaient : je n’étais pas dépaysé. Je n’eus donc aucun mal à montrer mes capacités. Il semble que mes auditeurs furent séduits.

Durant l’été et l’automne 1707, des événements, heureux et malheureux, se succédèrent.

En attendait ma nomination à Mülhausen, j’étais rentré à Arnstadt. Au mois de mai, j’appris qu’à Mülhausen un grand incendie avait ravagé la ville. Qu'en était-il de l’église Saint Blaise et de « mon » nouvel orgue ? Je fus convoqué au mois de juin. La ville était dans un état terrible. Je n’avais alors jamais vu de guerre mais je pensai que ce que je voyais devait ressembler à la guerre. Des maisons calcinées (plusieurs centaines disait-on), des hommes, des femmes et des enfants hagards qui erraient dans les rues à la recherche d’on ne sait quoi : un logement peut-être ? Et pourtant déjà on avait commencé à reconstruire des maisons. Ou bien alors cherchaient-ils quelque nourriture ? Et pourtant déjà les étals de certains commerçants regorgeaient de victuailles. Tout était bouleversé. Les autorités devaient veiller à tout remettre en ordre, et pourtant déjà, dès le mois de juin, les conseillers m’avaient convoqué !

Certains d’entre eux m’avouèrent être si accablés que toute musique leur était sortie de la tête. Mais la plupart pensaient que la vie continuait et qu’il fallait confirmer la nomination d’un organiste pour l’église Saint Blaise. Avant mon arrivée j’avais la ferme intention de demander un salaire bien supérieur à ce qu’on m’avait proposé. J’allais bientôt épouser Maria Barbara et je ne voulais pas qu’elle vive dans la gêne et puis… de toutes façons je méritais d’être bien payé ! Mais devant la catastrophe de cet incendie, je me décidai de demander le même salaire, c’est-à-dire « 85 écus, comme j’avais à Arnstadt. Je dis que j’espérais, pour faciliter mon départ et mon déménagement, qu’il me serait fourni une charrette pour le transport de mon mobilier. Je priai enfin que l’on veuille bien m’offrir le poste par écrit. »

Le lendemain mercredi 15 juin 1707, le contrat était signé, confirmé par l’habituelle poignée de mains. J’étais heureux : la description du poste faisait état de la musique en général et pas seulement de l’orgue. Tout était à faire dans cette ville dévastée. J’étais décidé à y construire un nouvel art musical. J’allais être libre dans une ville libre !
Je crois que c’est à l’occasion de la signature de ce contrat que je fis connaissance de celui qui allait devenir un ami : Christian Eilmar. Il était le pasteur de l’église Sainte Marie, la plus grande de Mülhausen. Il devait avoir une quarantaine d’années. Il me proposa de venir voir son église. Moi qui avais vu les prodigieuses églises du nord, je fus surpris de l’harmonie qui régnait en ce lieu : les proportions entre la hauteur des colonnes, les nervures de la voûte, les dimensions de la nef me firent une nouvelle fois penser à une œuvre musicale où se combinaient la polyphonie des verticales et l’harmonie des horizontales. Je fis part à Christian Eilmar de mes sentiments :
– Comme vous avez raison ! J’aime cette église, j’aime cette ville et un jour peut-être aurai-je le temps d’écrire son histoire. Pour le moment, il faut construire et reconstruire.
– Pour la musique j’ai de grandes idées.
– Ah oui, lesquelles ?
– Je voudrais que l’on respecte à la lettre ce qu’a dit Martin Luther : la musique doit être le moyen privilégié de rendre gloire à Dieu. J’ai discuté de cela avec mon ami Stauber, le pasteur à Dornheim et il m’a…
– …Oui je crois avoir entendu parler de lui…
– …il m’a beaucoup parlé des piétistes…
– Vous allez ici être au centre de ce problème : le pasteur de votre église, Frohne, est un fervent partisan du piétisme. Il réunit des groupes de prières qui prétendent entrer directement en contact avec Dieu.
– Mais qu’y a t’il de mal à cela ?
– Il y a que ces gens se détournent de notre foi et de notre église, et qu’ils n’ont plus la même ferveur aux offices. Si nous n’y mettons bon ordre, cérémonial et musique seront amputés et à terme anéantis par ces barbares.
– Oui, euh… effectivement, c’est un peu ce que me disait Monsieur Stauber.
– Croyez-moi, Bach, ils sont un véritable danger pour nos paroisses et il faut les combattre.
– Oui, mais comment ?
– Nous venons de subir un drame terrible avec cet incendie de la ville. C’est un signe de Dieu. Moi-même j’ai une sœur gravement malade et qui va mourir. À travers ces malheurs Dieu nous apprend à regarder la mort en face. Bach, je vous propose que nous organisions un office pour les défunts, qui montrera à tous nos fidèles que nous devons affronter et apprivoiser la mort ensemble. Alors si vous le voulez b…
Je ne l’entendais plus… Moi aussi j’avais un oncle gravement malade. Cette coïncidence me paraissait être un signe. Tout à coup je revis tous les morts qui avaient jalonné ma courte vie : ma première grande musique d’église (appelée plus tard Actus Tragicus) serait en l’honneur des morts. Christian avait déchaîné en moi un flot d’idées : dans ma tête, je construisais déjà cette œuvre, mon œuvre. La mort y serait montrée sereine et accueillante, comme me l’avait appris ma mère. Mais seul Dieu pouvait nous préparer à cette mort, nous les croyants, en priant ensemble, en chantant sa gloire ensemble, à haute voix, dans l’église et non dans le secret de la prière intérieure et solitaire, comme les piétistes. Apprendre et jouer de la musique ensemble, c’est glorifier Dieu. Mon œuvre devrait être enveloppée de chœurs et de chorals D’abord je voyais une introduction douce avec une flûte, dans le doux balancement qu’évoquait depuis toujours pour moi le bruissement que je percevais en regardant l’eau couler. Et puis il faudrait un air de soprano qui serait comme Maria Barbara, un air où sa voix se retrouverait seule, comme suspendue entre ciel et terre. Je voyais aussi un air d’alto en pensant à maman et après je voyais…
– Mais que vous arrive t’il, monsieur Bach, vous m’entendez… ?
– Comment… ah oui… non… je pensais déjà à la musique de cet office.
– Voulez-vous que nous choisissions les textes ensemble ?
– Volontiers.

Le travail commença tout de suite. En une heure nous avions mis au point le schéma de notre musique d’église. Les textes soigneusement choisis étaient issus des prophètes, des psaumes, des actes des apôtres : le lien entre ces textes était l’idée d’une mort sereine et acceptée.
Le plan musical était un peu touffu. Dans l’ardeur de la jeunesse, je voulais exprimer trop de choses à la fois. Avec les idées musicales que j’avais là, j’avais en réalité matière à plusieurs œuvres. Mais c’était la première fois que je me sentais libéré de tous mes prédécesseurs. Au lieu de procéder en partant d’eux pour arriver à composer, j’arrivais enfin à composer en partant de moi, tout en profitant de tout ce qu’ils m’avaient appris.
Je ne pensais pas une seconde à Monsieur Frohne, le pasteur piétiste de ma paroisse…et au fait qu’il pouvait se vexer de me voir travailler avec Christian Eilmar, qui lui était le pasteur de l'église principale. Ce n’est qu’après…

Je revins à Arnstadt pour demander à comparaître devant le conseil afin de donner officiellement ma démission. Ce ne fut qu’une formalité, tout avait été prévu à l’avance. Le mercredi 29 juin 1707, je « comparaissais et déclarais que j’étais appelé comme organiste à Mülhausen et que j’acceptais cette proposition. J’ai donc très humblement remercié le conseil pour les fonctions que j’avais exercé jusque là, ai demandé ma démission et dit avoir rendu au conseil dont je les avais reçues, les clefs de l’orgue. »
Je décidai avec Maria-Barbara de la date de notre mariage ce serait le 17 Octobre 1707 : étant tous deux sans père ni mère, nous n’avions à obtenir d’autorisation de personne. En principe, je devais quitter Arnstadt en Septembre, mais Jean-Ernest qui me succédait à la « Nouvelle Église » était ravi de prendre rapidement ses nouvelles fonctions. Et moi, avant notre mariage, j’avais tant de choses à faire ! Ainsi, dès le mois de Juillet, je recopiai les partitions que j’appréciais pour les jouer dans ma nouvelle paroisse et je commençai à rassembler tout ce que j’avais à emporter.

Je travaillais dans l’enthousiasme à la musique d’église sur la mort que j’avais conçue avec Christian. J’avais trouvé de l’aide en la personne du préfet du chœur Koch et d’un élève, un vrai, un musicien dans l’âme, mon cher et fidèle Schubart qui n’avait pas 20 ans et devint très vite mon assistant. C’est à cette époque aussi que je connus le jeune Vogler, que j’avais déjà vu à Arnstadt ; il était encore tout jeune et était promis à un bel avenir (plus tard il devint maire), et il travaillait dur lui aussi. Je ne me sentais plus isolé dans mon travail.
Ainsi, quelques jours après la disparition de mon oncle Tobie, je dirigeai ma première musique d’église en public : elle était, je l’ai dit, en l’honneur des morts. Je chantais la partie de basse :
– Prépare ta maison, car tu vas mourir, et non rester vivant.

Tout se passa si bien qu’un conseiller me demanda peu après un projet de musique pour l’élection du conseil municipal l’année suivante.

Je quittai définitivement Arnstadt fin Septembre avec la charrette prêtée par les notables de Mülhausen. Je fus étonné du volume d’objets à transporter. Cela était dû au fait que j’emportai entre autres avec moi plusieurs instruments de musique plutôt encombrants. Les autorités mirent à ma disposition une maison au nord de Mülhausen. Avant notre installation définitive, j’y emmenai plusieurs fois Maria Barbara. Ces brefs séjours avec elle, seul à seule, me remplissaient de joie et de sérénité.
Pour mon mariage, qui eût lieu le 17 octobre 1707, je ne voulus pas choisir moi même la musique et laissai ce soin à mon grand frère d’Ohrdruf et à Jean-Ernest. Comme je l’aimais, cette petite église de Dornheim ! J’avais obtenu une dispense spéciale : en principe la cérémonie aurait du avoir lieu à Arnstadt mais Marie Barbara et moi tenions à ce que notre union soit bénie par notre ami Stauber à Dornheim.
Je me souviens que pendant la cérémonie, agenouillé à côté de Maria Barbara, j’avais les yeux fixés sur l’autel qui était devant moi. Sa partie basse comportait des personnages sculptés : un roi et une reine entourés de six personnages. Je m’imaginai que le roi et la reine étaient moi et Maria Barbara et que nous étions entourés de six enfants. J’y voyais un bon présage.
Après l’office, en fin de matinée, tout le monde regagna Anstadt, certains à pied, d’autres en voitures à cheval, car le cousin-maire nous avait invité dans « sa » ville. Mais j’avais tenu à payer moi-même une partie des frais de la réception. Tous ces messieurs les notables paraissaient avoir oublié les querelles du passé. Ils montraient des visages gais et souriants. Mais au fonds d’eux-mêmes, ils n’étaient loin d’être mécontents de me voir partir. Et en plus ils faisaient une économie : puisqu’ils payaient Jean-Ernest la moitié moins que moi !
Bien sûr, mon mariage fut l’occasion d’une nouvelle fête de famille. Je me souviens en particulier qu’un des thèmes de plaisanteries favoris était que Maria Barbara et moi étions tous les deux les petits derniers de la famille et qu’il fallait bien veiller sur nous.
Cette merveilleuse journée se termina par un petit incident amusant : les sœurs de Maria Barbara avaient toujours veillé jalousement sur leur petite sœur. Comme nous revenions pour la dernière fois à la Couronne d’Or, j’allais dans ma chambre et Maria Barbara me suivit. Les sœurs, est-ce volontairement ou non, s’écrièrent :
– Maria Barbara reviens ici tout de suite, ta chambre n’est pas là, c’est avec nous, par ici !
Il y eut un silence puis tout le monde éclata de rire et ce fut sous une salve d’applaudissements que Maria Barbara et moi sommes entrés dans ce qui devait être notre chambre nuptiale.

Il nous restait maintenant à nous installer à Mühlhausen. Sur le chemin nous nous sommes arrêtés quelques jours à Erfurt. Je me souviens de notre visite à ma tante : la mort de son mari Tobie avait rendu la grande maison bien triste et bien vide. Elle tint à nous annoncer elle-même que notre oncle nous avait légué 25 000 Francs et nous assura qu’elle penserait elle aussi à nous quand elle irait rejoindre au ciel son cher Tobie. Ma sœur, qui n’habitait pas loin, l’entourait de beaucoup d’affection : elle et moi adorions notre tante.

Dès notre arrivée je conçus avec Christian Eilmar une musique d’église, elle aussi toute enveloppée de chœurs. Elle commençait par les mots : « Des profondeurs criant, O Père, vers toi ».
Dans un des chœurs paraissait toujours ce balancement qui résonnait en moi et allait trouver là un accomplissement que je ne retrouverais que bien plus tard. Ensuite la mélodie d’un choral était chantée par le chœur, planant au dessus de l’orchestre et d’une voix de basse (chantée par moi) puis d’une voix de ténor (pourquoi pas chantée par Schubart ?).

L’automne arriva. Avec l’enthousiasme de celui qui prend un nouveau poste, je mis tout en œuvre pour rassembler un maximum d’airs et d’œuvres récents. J’allais en particulier m’en procurer auprès des pasteurs des villages voisins. Parfois je payais même ces partitions de ma poche. Je fus surpris de constater que ces pasteurs de village étaient plus curieux de nouveautés que ceux de Mülhausen et en particulier celui de l’église Saint Blaise, Frohne. Mon ambition était toujours, comme à Arnstadt, de renouveler la musique d’église et de faire pour chaque dimanche une musique digne de ce nom et adaptée à l’office du jour.

Mes relations avec le pasteur Frohne furent d’abord courtoises. Mais un premier incident se produisit. Ce devait être au début de l’hiver. Il faisait froid. Je préparais ma musique commençant par « Dieu mon souverain » pour fêter en février l’élection du conseil municipal qui me l’avait commandée. Comme pour la précédente musique d’église, j’avais choisi les textes avec Christian Eilmar. Je crus faire plaisir un dimanche au pasteur Frohne, qui était après tout le pasteur de l’église où je jouais, en lui proposant de diriger à Saint Blaise un extrait de cette future musique d’église. Il m’avait donné son accord. J’avais arrêté mon choix sur un chœur dont le texte était emprunté à un psaume « Ne donne pas aux méchants ton âme de tourterelle ». L’idée de ce chœur m’était venue depuis longtemps, en entendant le chant des tourterelles un matin à Hambourg, sur le toit, quand je logeais chez Jean Ernest. Comme pour le bruissement de l’eau, j’avais ressenti un besoin impérieux, une force intérieure qui me commandait de traduire en musique ce roucoulement des tourterelles.

Après l’office, au moment où je sortais avec Maria Barbara qui m’avait rejoint, je vis sur la place un rassemblement de fidèles. J’entendis des réflexions :
– Il faut lui dire que ce n’est pas possible. L’église n’est pas une basse cour…

Le pasteur Frohne répondait :
– Je vais lui parler

et m’apercevant :
– Monsieur Bach, Monsieur Bach !

Le groupe de fidèles se dispersa.
– Oui, Révérend.
– Puis-je vous parler quelques instants ?

Je m’approchai avec Maria Barbara.
– Euh, j’aurais aimé vous parler seul à seul.
– C’est que je crains que ma femme ne prenne froid…
– Bon alors demain, si vous le voulez bien, à 8 heures, chez moi ?

La froideur un peu rude et solennelle de Christian Eilmar était à l’opposé de l’onctuosité agaçante du pasteur Frohne. Il ne portait jamais de perruque et ses cheveux blonds, bouclés et sales, s’échappaient d’une calotte noire qu’il avait toujours sur la tête et venaient encadrer une face ronde et un double menton graisseux. Le lendemain à 8 heures j’étais chez lui. Il me fit attendre. Enfin il arriva. Quand il parlait, il clignait constamment des yeux comme s’il ne supportait pas le regard des autres :
– Pardonnez-moi, monsieur l’organiste, mais j’étais en oraison et le temps ne compte pas dans ces instants privilégiés… Comment va votre charmante femme ?
– Très bien, merci !
– Je comprends qu’elle soit absorbée par les tâches ménagères, un nouveau ménage, n’est-ce pas… bien sûr… C’est sans doute pour cela que nous ne la voyons guère dans nos cercles de prière et nos conventicules…
– Oh vous savez, elle préfère…

Je m’arrêtai à temps car j’allais dire « aller à l’église principale » (celle dont Christian Eilmar était le pasteur).
– …pour le moment rester à la maison.
– Elle préfère l’oraison solitaire ?
– Oui… c’est-à-dire… euh… non, enfin elle aime bien être seule, oui, c’est vrai. Elle… elle… elle passe beaucoup de temps à recopier les partitions que je lui apporte.
– À propos, monsieur Bach, je voulais vous parler de votre chœur chanté hier. Pensez-vous bon d’imiter les tourterelles dans une église
-  ?
– Mais c’est le texte du psaume.
– Oui, mais vous auriez fait chanter un choral simple, chanté à l’unisson ou à deux voix, par exemple le n° 345 de notre livre de chant, cela aurait donné une musique plus recueillie.
– Mais si je suis ici…
– Savez-vous qu’on vous surnomme déjà « la tourterelle » ici, dans la paroisse ?

Mon sang ne fit qu’un tour.
– Ici peut-être… mais pas dans d’autres paroisses.

Le pasteur esquissa un sourire
– Monsieur Bach, vous savez sans doute que nous autres avons comme principe absolu la tolérance. Je ne vous reproche pas votre amitié pour Christian Eilmar. Alors, de votre côté, soyez tolérant et acceptez que nous aimions dans cette paroisse une musique plus sobre.

J’étais hors de moi. Mais je réussis à me maîtriser. Je savais que de toutes façons, avec son onctuosité, il aurait toujours le dernier mot… Je passai donc à autre chose.
– Monsieur le pasteur, j’ai commencé à faire un inventaire des modifications à faire sur notre orgue. Et j’ai des projets de transformations.
– Oui, à ce propos, mes paroissiens demandent que l’on rajoute à leur frais un jeu de cloches.
– Croyez que j’en suis ravi. J’ai toujours adoré ces jeux de carillons. Cela montre que vos paroissiens souhaitent une musique nouvelle dans laquelle…
– Je crois surtout que c’est pour eux un moyen de prier Dieu grâce à une imitation du son pur et simple des cloches, sans utiliser l’excessive splendeur des autres sons.

J’étais consterné et restai muet…

Un jour, à la sortie de l’église, j’entendis un groupe de gens qui ne m’avaient pas reconnu et discutaient entre eux :
– On ne va pas recommencer les querelles de 1700, il faut que le révérend Eilmar mette une sourdine à ses excès.
– Depuis qu’il a cet organiste « Pache » comme partisan, il est encore plus arrogant et se croit tout permis.
– Il faut rester unis : on a notre ville à reconstruire.


Et c’était pourtant là que je pensais rester et fonder notre foyer avec Maria Barbara. Mes prédécesseurs, les Ahle, s’étaient succédés de père en fils. Ils avaient créé un type de musique adapté à leur époque. Pourquoi ne ferais-je pas de même, moi et mes enfants, mais avec la musique de mon temps ? Et puis j’avais mes élèves avec qui j’avais constitué un choix de pièces sacrées : ce n’était pas encore la bibliothèque du cantor Braun, mais tout de même, c’était un début. J’avais aussi soumis mon projet de rénovation de l’orgue.
Quand, plus tard, en Février 1708, ma musique avec le chœur des tourterelles fut jouée, je mis aussi beaucoup de trompettes et de percussions à la gloire des conseillers élus et de l’empereur Joseph. Le conseil municipal, quant à lui, se montra satisfait puisqu’il fit publier le texte et la musique de mon œuvre.

Parmi les nouvelles qui me parvenaient, j’en recevais régulièrement de Weimar par mes cousins et amis et en particulier par Jean Godefroie Walther. Le vieux Effler allait de plus en plus mal et on cherchait un organiste pour le remplacer. Je me souvenais alors de la phrase prémonitoire qu’il avait prononcée en me quittant : « Vous verrez, vous reviendrez ici : Bach vous partez, Jean-Sébastien Bach vous reviendrez… ». Resterais-je toujours à Mühlhausen ?
C’est à cette époque que j’appris une heureuse nouvelle : mon cher pasteur de Dornheim, Stauber, allait se remarier avec Regina, une des sœurs Wedemann, une des six tantes de Maria Barbara ! Les jeunes mariés avait chacun près de 50 ans ! Je voulus pour cette occasion créer une musique de noces.

Je me souviens que je me mis à y travailler dès mars 1708, le mariage devant avoir lieu début juin. Auparavant dans mes créations, par bribes, j’arrivais déjà à exprimer ce que je ressentais au fond de moi, mais toujours me revenaient des tournures et des styles empruntés à d’autres. Là, tout au long de cette création, je me sentis enfin pleinement moi-même, bien que passant encore trop souvent d’une idée à l’autre. J’avais pourtant choisi un texte très court dans le psaume 65 : « Le père pensant à nous… ». Neuf mois après que j’ai terminé cette musique allait naître à Weimar notre premier enfant.
Le mariage du pasteur Stauber reste pour moi un souvenir merveilleux. La cérémonie eut lieu à la « Nouvelle Église » d’Arnsdadt. Jean-Ernest était à l’orgue et moi, à la tribune, en dessous, je dirigeais l’orchestre et le chœur des enfants, à la place même où avait été Rambach. Sous ma direction, les choristes chantèrent impeccablement le chœur du début, pourtant difficile, et huit musiciens accompagnaient l’ensemble. Que de souvenirs ! Tout cela sonnait bien. Moi je chantais aussi la partie de basse dans le duo. Dans le chœur final je crois avoir réussi à exprimer vraiment la joie sereine et gaie
La noce avait lieu à Arnstadt. Je profitai de mon voyage pour faire un détour par Weimar et y prendre rendez-vous avec le duc qui voulut bien me recevoir. Il me proposa même officiellement un poste fort avantageux au point de vue salaire.
Tout cela demandait réflexion.
Je rentrai à Mülhausen. Je laissai Maria Barbara, qui était enceinte, à Arnstadt aux soins de sa chère sœur Fridélène. À Mülhausen, je sentais peu à peu une réprobation générale devant toutes mes tentatives. Certes, j’avais des moyens et des éléments meilleurs qu’à Arnstadt mais les esprits dans cette ville qui était fière de se dire libre y étaient peut-être encore plus figés dans leurs habitudes. Je n’hésitai pas à faire part de mon entrevue avec le duc de Weimar au maire Meckbach et à Christian Eilmar. Ces deux amis comprenaient mes inquiétudes. Je savais que Maria-Barbara ne serait pas mécontente de quitter cette ville, où elle se sentait mal accueillie. Ma décision était prise : j’allais partir.
Jamais je n’arriverais à créer à Mühlhausen le grand cycle annuel de musique d’église, dimanche après dimanche, dont je rêvais avec Christian Eilmar et qui aurait fait peu à peu évoluer les habitudes musicales ! Ces piétistes me mettraient toujours des bâtons dans les roues. Et puis, quelle pauvreté en musiciens ! Il n’y avait « pas plus de 10 musiciens de ville et ils se partageaient entre les deux églises principales (soit 5 pour chaque église), ainsi si en même temps que trois violons, il fallait utiliser deux trompettes, il n’y avait pas équilibre car celles-ci couvraient ceux-là et dans un chœur, on n’entendait presque pas les violons. Si un morceau exigeait des percussions, la situation s’aggravait car alors il manquait une personne aux violons ».

J’avais décidé de partir, mais je voulais rester en bons termes avec les autorités. Avec mon départ la place d’organiste devenait vacante, il fallait donc que je me trouve un remplaçant. Bien sûr je pensai à la famille. Je cherchai parmi mes cousins et en particulier parmi les fils de mon cher « panier percé ». L’aîné, que j’avais revu à Hambourg, était introuvable : c’est lui qui avait pour surnom « le Grand » et qui était un peu notre chef de bande d’enfants dans notre chœur à Eisenach. Deux autres étaient à Iena : Jean-Nicolas y avait un bon poste mais son jeune frère Jean-Frédéric qui avait beaucoup appris de lui, commençait à vouloir vivre sa vie. Je gardais le souvenir de Jean-Frédéric assis sur le banc à côté de son père, à l’église Saint Georges à Eisenach et moi assis de l’autre côté, quand nous étions enfants. Je le présentai aux conseillers de Mülhausen qui, après l’avoir entendu et sur ma recommandation, l’acceptèrent. Comme je l’avais prévu, ces messieurs apprécièrent que je me sois trouvé un successeur.
Restait ma démission officielle : il fallait que je la donne par écrit. J’en recopie ici quelques passages, écrits en juin 1708 (je supprime les formules de politesse) :

« Bien que mon idéal ait toujours été d’exécuter une musique d’église bien réglée, …bien que j’aie, selon mes faibles possibilités, aidé au mieux à la musique d'église, qui est en progression dans presque tous les villages voisins, où elle est souvent meilleure que l’harmonie élaborée ici, bien que pour cela je me sois procuré, et non sans frais une collection remarquable de morceaux parmi les plus choisis, bien que je n’aie pas manqué de remettre… le projet destiné à remédier aux défauts de l’orgue, m’acquittant avec joie en tous lieux de ma tâche, tout cela n’a pu se faire sans contrariété, et il n’y a pour le moment pas la moindre apparence pour que cela change… J’avoue aussi humblement que mon train de vie est très modeste : une fois mon loyer payé et les produits de consommation de première nécessité achetés, je ne peux vivre que très difficilement. Il a alors plu à Dieu que m’advienne un changement imprévu par lequel je peux envisager des moyens de subsistances suffisant et la réalisation de mon but, qui est d’avoir une musique d’église bien comprise, sans être contrarié, quand j’ai reçu avec gratitude de son Altesse le duc de Saxe Weimar mon entrée à la Chapelle de sa cour et à sa Musique de chambre… »

Désormais, la cour de Weimar m’était ouverte.
Weimar - Halle (1713-1717)
note